L'élevage des moutons et la transhumance

Textes extraits du livre de Paul Lafran.
"Le Folklore de Saint-Chamas-en-Provence."


 

Le mouton, animal rustique, mange l'herbe et les plantes que les vaches ne peuvent brouter.
 Son élevage est inséparable de l'histoire économique de la Provence.

C'est l'histoire du troupeau de la famille Villard qui va être évoquée ici.

Deux grandes périodes caractérisent cet élevage. La première d'octobre à début juin, le troupeau reste à Saint-Chamas, la deuxième de juin à octobre, il transhume et s'engraisse dans les alpages de Notre-Dame-de-la-Salette.

Émile Villard possède un troupeau d'environ trois cent têtes, dont dix pour cent de moutons. Cinq ou six chèvres et un bouc y ont un rôle bien à part. Les chèvres fournissent le lait nécessaire aux bergers et le bouc, en plus de son rôle de mâle, protège le troupeau contre les maladies. Son odeur possède cette curieuse propriété !
Les agneaux naissent d'octobre à novembre, au retour de l'alpage, "lei tardoun" (les retardés) en janvier. Ils tètent leur mère (lei bédigo) jusqu'à la Noël. Un complément de nourriture à base de maïs et de luzerne séchée leur est donné. Ils restent dans la bergerie (lou jas). Ils sont vendus agneaux de lait à Noël surtout, mais aussi à Carnaval et à Pâques, et pèsent dix-huit kilos environ.
Les moutons reproducteurs portent le tablier (lou fooadaù) pour que les femelles n'accouchent pas avant la transhumance, mais après. Seulement ce "fooudaù" n'est pas toujours un "préventif" efficace et "lei tardoun" naissent quand cela n'arrange personne. La brebis porte cinq mois.
Villard ne vend pas tous ses agneaux. Il garde une quarantaine d'agnelles et quatre ou cinq mâles pour renouveler le cheptel.
Il nourrit son troupeau sur le territoire de la commune, alors qu'avant 1914 certains éleveurs plus importants utilisent les pâturages de la Crau.
D'octobre à février, le mouton mange dans les prairies l'herbe d'hiver. Émile Villard a ses prairies, mais on peut en louer d'autres. Son troupeau broute aussi dans les champs de blé fort nombreux avant 1914. Ce sont "lei restoublés".
En avril-mai, les pâturages artificiels sont les vergers d'oliviers où l'on a semé luzerne, sainfoin, pesotes. On a semé aussi les fourrages de printemps dans les terres pauvres des anciens coussous.
A ce propos, il faut signaler que cet élevage n'est pas de tout repos. Un troupeau est difficile à garder et lorsque certains broutaient sur la colline "lei moulièlo" (les meulières, qui vient de meule, traduit faussement en français par "molière", qui ne veut rien dire) le berger en envoyant des pierres pour ramener au troupeau les égarés, envoyait ces projectiles dans la Poudrerie, risquant de faire exploser un martinet à poudre noire à la suite d'un jet malheureux.

Les chèvres broutent les arbres, d'où source de conflit avec beaucoup de riverains. Il n'y avait pas, avant 1914, ces vastes étendues incultes où poussent thym, romarins et petites touffes d'herbes bien parfumées comme après la Grande Guerre et il n'était pas facile d'empêcher les brebis de dévaster les champs voisins de leur pacage.
Mars reste le plus mauvais mois. Il n'y a plus d'herbe d'hiver et pas encore les pousses du printemps. Émile Villard nourrit son troupeau avec les branches d'oliviers que l'on a taillés et les écorces d'amandes, "la calago".
C'est à Cornillon qu'il achète cela une fois par semaine. Il lui en coûte deux sous par kilo. Comme ces aliments sont très léger, certains vendeurs ajoutent du gravier dans les sacs pour percevoir davantage. Avant 1930, les prix avaient triplé.

Par mauvais temps, lorsque le troupeau ne pouvait manger dehors, ce qui était rare, on le nourrissait avec un mélange de paille, d'avoine et de mauvais foin que l'on avait entassé en forme de meule. Ce fourrage se débitait à la scie.

Que faisait donc Émile Villard de sa récolte de foin ? Eh bien, il la vendait pour en tirer le maximum de profit. Il ne gardait que le foin de mauvaise qualité. Celui qui avait reçu la pluie par exemple.
Cela nous paraît bien étrange, car nous savons aujourd'hui ce que coûtent le gigot ou les côtelettes de broutard.
Avant et après la Grande Guerre, l'élevage du mouton était un élevage pauvre, produisant une viande maigre pour les pauvres. On ne cherchait pas à engraisser cet animal, car celui qui mangeait cette viande n'aurait pas eu les moyens de l'acheter. Brebis, moutons et agneaux étaient maigres et ne coûtaient pas cher.
A l'automne, le boucher venait choisir agneaux et moutons pour les vendre en hiver et au printemps. Chaque lundi, il venait prendre ceux dont il avait besoin. On abattait alors à Saint-Chamas. Pendant longtemps, Garcin a eu son abattoir dans une grotte du Baou au Pertuis. Ce n'est qu'en 1939 que cet abattage a cessé officiellement.
Les agneaux se vendaient au poids, les brebis par tête. C'étaient de vieilles bêtes souvent accidentées ou trop faibles pour faire le voyage vers l'alpage. Emile Villard s'en débarrassait. On ne pouvait guère exiger de l'acheteur miséreux de cette marchandise. On comprend mieux pourquoi le mouton était une viande pauvre pour les pauvres.
La semaine précédent la fête de Pâques était celle de la tonte du troupeau. Les tondeurs arrivaient par équipes de six à douze hommes sous la conduite d'un "baïle". Ils venaient de Valensole qui était alors réputée pour ses "toundaïle".
Un bourricot attelé à un charreton apportait leur matériel. Villard les nourrissait et ils couchaient dans la bergerie, sur la paille. Tout cela se déroulait dans une atmosphère de fête. Le soir, les tondeurs, les bergers et leurs familles se réunissaient ; chants, danses et contes animaient ces veillées. Augustin Villard se souvient encore d'un baïle qui chantait à ravir "Ma Normandie", "Je vais revoir ma Normandie" ne devait rien à notre folklore. Pourtant Valensole est en Provence depuis plus de vingt siècles. La tonte achevée, le baïle attachait les toisons et les entassait dans un coin de la bergerie de manière à les mettre en valeur. Ces tas de laine s'appelaient "li lanielo".
La toison des moutons d'un an était placée dans des sacs car la laine trop courte ne pouvait être attachée. ce sont les filatures de Tourcoing qui achetaient le tout.
Le baïle affûtait aussi les fosses, ciseaux spéciaux des tondeurs.



 Avant et après la Grande Guerre, les troupeaux étaient victimes de nombreuses maladies que l'on soignait d'après une tradition fort ancienne, peu efficace bien souvent.

On n‘allait pas chercher le vétérinaire, profession fort rare alors, mais un vieux berger, le père Vernet, qui était réputé pour son savoir et ses guérisons.

Voici comment on soignait les principales maladies :

La mammite est une inflammation de la mamelle qui prive l’agneau du lait de sa mère. On frictionne la partie malade avec un mélange de cendre de bois et de vinaigre. L’agneau est nourri pendant ce temps par une chèvre.

Le muguet des agneaux (lou mugué) : deux remèdes. Le premier consiste à badigeonner la bouche avec un mélange de vinaigre et de sel. Malheureusement si le muguet était guéri, le remède brûlait les intestins et l’animal mourait. Le deuxième ne tue pas l’agneau. Le badigeon est un mélange de ronces bouillie et de vin. Il est peu efficace. Ce n’est qu’en 1935 que le muguet a été guéri définitivement avec le bleu de méthylène.

« Lou soucluje » (tuberculose) provoque de véritables hécatombes , mais n’arrête pas la vente des bêtes. On ne savait pas la soigner.

« La picoto » (clavelée) est une maladie épidémique qui sévit à périodes régulières. Les archives municipales comportent de nombreuses pages consacrées aux troupeaux atteints de clavelée. Ils sont l’objet de mesures d’isolement. C’est une maladie que l’on sait guérir. On garde le troupeau dans la bergerie surchauffée jusqu’à guérison complète.

Au printemps, le renouvellement du sang est souvent générateur du « coup de sang ». Le berger, parmi ses nombreux couteaux, en a un bien pointu destiné à saigner les animaux malades.

On les saigne à la veine qui se trouve au-dessus de l’œil, et si le sang ne coule pas, on tape sur la tête pour provoquer l’hémorragie qui guérira l'animal.

On guérit de cette manière « lou felaje ». Le mouton bat du flanc et se couche. Mais la saignée ne suffit pas à le guérir. On lui attache la queue avec un lacet de cuir « lou courejoun » (pas avec une corde qui coupe, elle). La queue ainsi serrée enfle beaucoup. On la pique alors et il en sort un mélange d’eau et de sang corrompu.

En mangeant en plein air il arrive souvent qu’une brebis soit piquée à l’œil. Celui-ci devient blanc. Louis Junod, poudrier, qui a exercé le métier de berger chez Villard comme violon d’Ingres, a été très expert dans l’art de guérir « l’œil blanc »

Il perçait l’oreille côté œil blanc, enfilait dans ce trou un « courejoun » noué à ses deux extrémités de manière à ce que l’un des nœuds se trouve en face de l’œil atteint.

Il a fait guérir par ce procédé un taureau d’une manade, lors d’une corrida dans les arènes de Saint-Chamas.

On utilise un deuxième procédé. On pile dans un mortier des plantes épineuses et du trèfle. On place le tout dans un chiffon et, quelques gouttes de ce mélange dans l’œil atteint guérissent le mal.

Le soleil est un ennemi pour les jeunes brebis. Le coup de soleil peut les tuer. C’est pour cela d’ailleurs que les tondeurs leur laissent la laine sur la tête. Mais souvent cette protection est insuffisante. Dans les alpages elles ont alors le tournis (l’animal tourne en rond). Il n’y a pas de remède, il faut les abattre mais on les vend au boucher car leur viande reste comestible.

Le brebis se protègent elles-mêmes des rayons du soleil. Elles se serrent les unes contre les autres et cachent leur tête sous le ventre de l’animal voisin.


La transhumance

Emile Villard a acheté un alpage près de Notre-Dame-de-la-Salette. C’est là que pendant près d’un demi-siècle il a fait transhumer son troupeau. Son fils Augustin a conduit bien souvent ses bêtes à la montagne, à pied, toujours par le même itinéraire, avec les mêmes haltes, dans les même gîtes d’étape.

 

Chaque éleveur prépare ses bêtes pour le grand départ qui a lieu en juin. Les moutons châtrés (li floucas) ont subi une tonte spéciale. Li toudaïle leur ont laissé sur le dos de grosses touffes de laine attachées en pompons. Ils sont les conducteurs du troupeau avec les boucs (li menoun). On leur met de grosses sonnailles, « li redoun », autour du cou.

Ânes et chèvres ont « li platello » (sonnailles plates), enfin les chiens un collier avec des grelots (li cascaveù) » ces fameux grelots que « li fieloua » accrochent à leurs chaussures et sur la pointe de leur bonnet.

Trois ânes font partie du voyage. Deux sont bâtés, le troisième tire un charreton presque vide. Tous les les bagages étant logés sur les bâts, ce charreton est destiné au transport des animaux fatigués et des agneaux qui naissent au cours du voyage ; malgré « lou foodaù », cela est fréquent.

Quoique leur alimentation soit mauvaise, il faut que les brebis aient assez de force pour effectuer le voyage car elles n’auront pas souvent l’occasion de brouter en cours de route et aux étapes, rien n’est prévu pour cela. On vend alors les animaux trop faibles qui risquent de ne pas supporter ce long voyage.

Emile Villard n’ayant pas un troupeau important, s’unit à d’autres éleveurs. Le lieu de rassemblement est fixé aux Aires. Le départ n’a jamais lieu un vendredi, jour néfaste.

Escorté par trois bergers, le troupeau se met en marche l’après-midi ; première étape, Lambesc. Un berger est en tête, un au milieu, c’est le poste le plus fatiguant, un en queue. Il est chargé de ramener les traînards et les égarés. Les ânes ferment la marche. On ne peut de nos jours imaginer l’atmosphère créée dans un village par le passage d’un troupeau transhumant. Je me souviens encore étant enfant (après 1920) de ce vaste mouvement de curiosité qu’il déchaînait. Le troupeau arrivait dans un nuage de poussière, annoncé par les sonnailles des moutons et des béliers.

La Bastide des Jourdans

Une meute de bambins le suivait puis le regardait s »éloigner en essayant d’évaluer le nombre d’animaux qui le formait.

Après Lambesc, le troupeau Villard et Cie gagne Saint-Christophe-Cadenet et arrive à

  « la Bastide-des-Jourdans »,

étape importante car on se repose un jour et les bêtes ont un pacage où elles peuvent manger à leur aise.

Le trajet devient alors épuisant. On gagne Forcalquier, Les Bons-Enfants, Sisteron, Laragne, et enfin Veynes.

 Aucune nourriture pour les brebis qui broutent cependant, quand elles le peuvent, un brin d’herbe par-ci, par-là sur les bas-côtés du chemin, herbe bien poudreuse. Pourtant après Veynes, le plus pénible reste à faire : la traversée du Dévoluy.

Entre deux montagnes abruptes, un paysage désertique et raviné, un chemin sans herbe serpente. La traversée dure deux jours où il n’est pas question de nourriture pour les animaux. Il n’y a là que deux pauvres villages, La Posterle et Saint-Didier, où les bergers peuvent se restaurer, mais où les bêtes sont sévèrement gardées car les habitants ne tolèrent aucune nourriture pour elles.

Cette attitude est d’ailleurs générale en Provence. Les archives policières de Saint-Chamas sont remplies de plaintes et de jugement concernant les transhumants qui causent des dégâts aux cultures et aux plantations

On comprend cela car, avant 1900 surtout, les récoltes ne suffisent jamais à nourrir la population et les paysans sont prêts à se battre pour les sauvegarder.

Après le Dévoluy , le troupeau épuisé arrive dans un véritable paradis terrestre. De riches prairies s »étendent de chaque côté du chemin poudreux ou boueux suivant le temps.

Hélas ! c’est, pour les animaux affamés, un mirage encore plus éprouvant que le désert qu’ils viennent de traverser. Des paysans armés de bâtons et de fourches sont là, nombreux, défendant farouchement leurs biens. Interdiction à ces affamés de manger une nourriture qui est à portée de leur museau.

Le troupeau gagne péniblement le village de Corps, dernière étape avant l’alpage. Le lendemain, La Salette, enfin !

On fait halte au hameau des Falaveux car il faut préparer le troupeau pour l’alpage.

Villard a loué un hangar pour entreposer son matériel. Les bergers débarrassent les moutons et les boucs « des redoun et des platello ». Le charreton est laissé dans le hangar. Les trois ânes bâtés sont chargés des provisions que l’on achète : aliments pour les bergers, sel pour les brebis et farine de maïs pour la pâtée des chiens. Les hommes mangent, et le troupeau peut enfin faire de même.

Dernière étape, l’alpage qui est d’ailleurs bien souvent enneigé. Mais dès que la neige disparaît, une floraison extraordinaire la remplace et le troupeau pourra brouter tant qu’il voudra.

Pour les bergers ce n’est pas fini. Leur cabane a souvent souffert de l’hiver et ils doivent réparer toiture, murs et ouvertures avant de jouir d’un repos bien gagné. Pendant le voyage les bergers ont mangé le plus souvent près du troupeau. Ce n’est que le soir qu’ils s’assoient autour d’une table de restaurant où la nourriture n’est pas toujours excellente car les pays traversés sont pauvres. Combien de fois ont-ils mangé des « lapins » qui n’étaient que des chats !

Le séjour à l’alpage n’est pas de tout repos. Certes par beau temps les animaux se gardent seuls, mais lorsque l’orage gronde, il faut qu’un berger reste avec eux.

On descend au hameau avec un âne bâté une fois par semaine pour acheter des provisions pour les hommes et pour les bêtes.

Entre-temps, la cuisine se fait dans la cabane, au feu de bois que l’on allume aussi pour se chauffer. Les chèvres fournissent leur lait, on peut faire aussi du fromage, les fameuses tomes de chèvre, fromage du pauvre alors par excellence, devenu aujourd’hui fromage de luxe, rare, et surtout vendu fort cher.

Les brebis sont parfois victimes d’accidents, mais le berger sait les soigner. Une patte cassée ? il réduit la fracture et la consolide avec deux planchettes (« li stello ») liées entre elles par une ficelle ou du drap.

Une épaule démise ? il tond la partie atteinte et l’enduit de poix qu’il recouvre d’un morceau de feutre de chapeau. La guérison est longue : trente à quarante jours.

Le tournis est un mal fréquent pour les agnelles de l’année. Il faut les tuer. On les vend au boucher du village.

Octobre est le mois de retour à Saint-Chamas. On descend au hameau et le troupeau est ré équipé avec « li redoun, li platello ». Les animaux sont gras et peuvent supporter plus facilement les dures étapes. On suit le chemin inverse que l’on a parcouru immuablement depuis plus de cinquante ans.

Dix jours pour l’aller, dix jours pour le retour.

En 1935, Augustin Villard dépensait 350 F pour subvenir aux frais de ce voyage. Il est vrai que l’on était beaucoup moins exigeant que de nos jours et que les villages traversés n’étaient pas devenus des centres de villégiatures.

L’arrivée à Saint-Chamas était jour de fête pour tous. On avait tant de choses à se raconter et si le troupeau était beau, les hommes avaient aussi bénéficié de leur long séjour à la montagne.


Pour plus de détails, je vous invite à lire l'ouvrage de Monsieur Paul Lafran, cité en haut de cette page.
(Disponible au Musée de Saint-Chamas)